Ou comment la quête du détail ultime, celui qui achèvera de polir la moindre facette d’une reproduction sonore parfaite, aussi excitante soit-elle, ne peut mener qu’à la déconvenue et à la frustration…
Initialement, je pensais glisser un mot à ce sujet dans l’article précédent à propos de la (haute) fidélité, mais tout bien pesé, il m’a semblé qu’une petite phrase glissée à ce propos ne serait pas suffisante pour préciser en détail ce que j’entends par là. Certains d’entre vous le savent, le théâtre et donc par définition la littérature ont occupé une place centrale pour moi dans une autre vie, et comme on ne se refait pas, ce passé est toujours bien vivant quelque part dans les recoins de ce qui me sert de cerveau. Voilà pour le choix de Don Quichotte, héros romantique, victime de ses lectures sur les exploits chevaleresques d’un moyen âge révolu, en quête désespérée d’ennemis à vaincre, aveugle et sourd au moindre bon sens au point de combattre des moulins à vent, obsédé par la recherche de l’exploit qui lui permettra de mériter Dulcinée, l’élue de son cœur, robuste paysanne à laquelle il prête le raffinement et la perfection d’une princesse…
La fièvre qui peut s’emparer de certains audiophiles et les pousser à remplacer frénétiquement leur matériel ou à rechercher sans fin l’accessoire qui en repousse les limites peut ressembler à la quête éperdue du chevalier de la Triste-Figure. Toute comparaison a ses limites, je vais en rester là.
Je voudrais vous proposer un petit exercice la prochaine fois que vous irez au concert. Je sais, c’est cruel de vous rappeler qu’en ce moment c’est exclu, mais cela sera bien à nouveau possible un jour, donc faisons comme si. Il faudrait pour bien faire que ce soit un concert acoustique ou raisonnablement amplifié, car comparer une chaîne hifi avec un gros concert rock à Forest National ou un festival électro est par définition impossible. Donc vous êtes bien installé(e), pas trop près, pas trop loin, vous fermez les yeux un instant et vous vous concentrez sur vos sensations auditives. Si c’est un concert classique, vous pouvez distinguer les différents pupitres, les violons plus à gauche, ensuite les altos plus centrés, les violoncelles plus à droite tout près des contrebasses, au deuxième plan un peu plus loin vous devinez la position des bois et des cuivres, au fond les percussions mais tout cela est tout de même un peu flou, impossible de compter les musiciens et encore moins d’entendre leur respiration, Vous êtes pourtant en live, en train d’écouter de vrais musiciens, la salle est conçue pour cela, vos voisins sont tout aussi calmes et attentifs que vous-même et cependant la musique vous parvient comme un tout plus que comme une superposition de sons découpés au scalpel. C’est tout à fait normal rassurez-vous, vous pouvez ouvrir les yeux maintenant, c’est tellement beau de voir les musiciens se donner avec passion et s’échanger des regards complices.
J’ai choisi l’exemple de la musique classique, mais je pourrais recommencer l’explication à propos d’un concert de jazz, de folk, ou même de pop/rock pour autant qu’il soit de taille raisonnable. Jamais vous n’entendrez autant de détails en live que ce que vous pensez pouvoir exiger d’une chaîne haute fidélité. Bien sûr, la prise de son influence énormément ce que nous pouvons percevoir d’un enregistrement et peut offrir une proximité extraordinaire (quoique parfois un peu excessive) à la musique que nous écoutons à la maison. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet. Mais le fond de ma pensée est que justement, en raison de la diversité des prises de son, plus proches ou plus lointaines, multipliant les couches et les détails ou au contraire assez simples et globales, il est vain de vouloir pousser le détail à l’extrême, de tenter la balance tonale absolument parfaite, bref de souhaiter la perfection absolue car aussi réussie soit elle, elle ne vaudra que pour certains enregistrements qui auront servi de référence. Dès que vous vous éloignerez de ces prises de son nickel chrome (selon vous) pour vous balader ailleurs dans le spectre musical, vous ne pourrez que constater que vous avez en réalité franchi la ligne rouge, celle du compromis qui vous autorise à être éclectique dans vos choix d’écoute tout en conservant une marge de confort, une marge qui vous permet de ressentir du plaisir quelle que soit votre envie du moment. Compromis, le mot est lâché. C’est y pas triste de devoir faire des compromis alors que l’on rêve de perfection, alors qu’au fond on ne désire qu’abolir cette barrière, cette chaîne (hifi) entre nous et les artistes que nous adorons, comme si plus rien n’existait entre eux et nous !?
Ce compromis est inhérent à tout choix, dans la vie en général comme dans le choix de son matériel haute fidélité. Vouloir l’ignorer nous poussera droit dans le mur, et comme dans la vie, ça ne fait pas du bien… Mal dépenser ses sous est pénible et n’est souvent imputable qu’à nous-même, ce qui rend la chose assez irritante. Le secret sans doute consiste à comprendre qu’il y aura compromis, à l’accepter, je dirais même à l’aimer, ce compromis. Au moment de choisir, il est utile d’écouter assez longtemps des choses suffisamment variées pour détecter les limites du choix que l’on s’apprête à poser, et les accepter ou pas, mais en tout cas en être conscient. Quand on procède de la sorte, on finit par être convaincu de la pertinence de sa décision. C’est essentiel pour bien vivre la suite et être heureux avec son système.
Un petit conseil pour ceux qui, en recherche perpétuelle de transformation de leur système haute fidélité, se sentent frustrés ou perdus : changez de disque, au premier sens du terme, découvrez de nouveaux artistes, interprètes, aventurez-vous dans des régions musicales que vous n’avez jamais explorées, surprenez vous en sortant de votre zone de confort musical. Vous vous recentrerez sur la musique en oubliant plus facilement le son, vous écouterez des paroles jamais entendues, des accords jamais expérimentés et ce sera sans doute un bon moyen de modérer cette envie un peu frénétique de changement en redécouvrant le plaisir simple et profond que la musique déclenche en vous.